mardi 4 septembre 2007

L'indépendance racontée à ma fille



Céline, après que le Haut-commissariat, pendant la décennie de débâcle politique, sociale et morale qui a précédé l’indépendance falsifiée de 1960, eût médité de sinistres desseins contre le Cameroun et son peuple, les colons fourbes et fébriles ont remis le pouvoir apparent à Ahmadou Babatoura Ahidjo, avec le commandement impératif qu’il tînt le peuple dans une crainte durable et n’essayât par aucun moyen de s’échapper de sa cage. Les égards qui lui furent ensuite montrés le propulsèrent comme une fusée dans le cercle très restreint des Présidents de la République à responsabilité limitée. Ce 1er janvier 1960, toute l’Afrique dite francophone, radieuse et passionnée, avait bêlé comme une seule chèvre à l’annonce du jour nouveau, mais ce n’était que vers la fin du mois festif qu’elle s’aperçût que toute cette bamboula orchestrée depuis Paris procédait d’une énorme supercherie. La chèvre pouvait gambader, il est vrai, mais c’était l’enclos que l’on avait agrandi. Elle allait quand même être au sacrifice ! Les ministres de la propagande, véritable Kontchou avant la lettre, débagoulant des sottises par ventrées, voulurent donner le change en inventant une nouvelle « sagesse africaine », celle du Père de la Nation, ignorant qu’un principe de légitimité, aussi simple qu’il puisse paraître, ne procède ni d’une mystification, ni d’une plaisanterie, mais bien de la seule volonté du peuple. Ces hommes se sont vite rendus compte qu’il n’était pas facile de faire périr entièrement un homme. Il aurait fallu, au surplus, assassiner tous ceux qui ont été ses contemporains, tous ceux qui l’on vu et entendu parler, assassiner le Cameroun entier ! Je parle de Ruben Um Nyobe.

Déjà, en 1964, s’adressant aux populations de Ndikiniméki, Ahmadou Babatoura Ahidjo prétendait que l’indépendance réclamée par les chefs nationalistes était une indépendance du « ôte-toi de là que je m’y mette », et plus tard, dans sa foulée, Paul Biya affirmait, à l’exorde d’une élection pipée, que l’Opposition voulait « sa » place. « Non Monsieur Biya, nous ne voulons pas votre place, nous voulons la faire disparaître », voilà la réponse que désormais tu lui feras, Céline. Cette place est celle du colon, elle doit demeurer sienne et avec lui là où il se trouve désormais. Depuis Hannah Arendt, tu sais qu’on ne peut faire place à une action nouvelle qu’à partir du déplacement ou de la destruction de l’état de chose existant. La bourgeoisie décadente et réactionnaire au pouvoir depuis 1958 « doit » disparaître, celle-là qui ne voit dans les problèmes brûlants du Cameroun qu’une question de lutte à mort pour conquérir et défendre des places. Qu’était donc « la place » d’Ahmadou Babatoura Ahidjo avant que le Docteur Aujoulat, personnage obscur aux mœurs extrêmement déréglées, n’entreprenne à sa manière son initiation politique ? Et celle de Paul Biya ? Il faut savoir que cette république, si elle existe, n’est pas l’expression de la volonté du peuple, mais celle du colon toujours perpétuée. Tu dois dénoncer ce système malfaisant et antipopulaire. Tu dois le combattre, toujours. Il faut que tu rompes avec lui et que tu brandisses le couteau sanglant, que tout le monde voie ! Car il n’est pas d’héritier, écrivait un penseur, il n’est pas d’héritier, même prodigue ou nonchalant, qui ne porte un jour les yeux sur les registres de son père pour voir s’il jouit de tous les droits de sa succession et si l’on n’a rien entrepris contre lui ou contre son prédécesseur. Tu ne dois plus faire un pas dans ces ténèbres. La France, par le colonialisme, et sa valetaille, par le néocolonialisme, n’a jamais eu le droit de gouverner à ta destinée, et le fait même de ce gouvernement a toujours été et est encore parfaitement illégitime. Le grand parti du colonialisme et du néo-colonialisme a cru vaincre tes aspirations en assassinant les chefs intrépides et lucides de l’Union des Populations du Cameroun. Il a cru qu’en liquidant ces hommes extraordinaires il pouvait liquider leurs idées, leurs qualités, leur exemple. Et cette bourgeoisie compradore, moutonnière et parasitaire installée à la place du colon n’a jamais été contre la domination colonialiste, mais c’est toujours illustrée contre le peuple. Aujourd’hui, elle veut faire croire que l’ambition politique au Cameroun consiste à pénétrer cette classe minoritaire de privilégiés qui n’ajoute rien à la richesse nationale mais pille et accumule des capitaux malhonnêtes dans des banques hors du pays.

L’homme qu’elle porte au pouvoir ne s’enorgueillit pas de la tâche à accomplir, du service à rendre aux populations, mais des perspectives infinies d’enrichissement personnel que lui ouvre sa nouvelle position. Dernièrement introduit dans l’une des officines obscures où baignent cette bourgeoisie malfaisante et rétrograde, puissants laboratoires où l’on fabrique des « hauts dignitaires » de toutes pièces, cet homme, l’œil percé d’un rayonnement cristallin, élèvera bientôt la grivèlerie à la hauteur d’un art et se verra confier, à la grande stupéfaction du peuple innocent, des portefeuilles toujours plus consistants.

Et l’on ne trouvera d’ailleurs pas cela étrange, puisque l’on considère dans ces milieux nébuleux que les activités feintes n’égalent jamais les réelles. Céline, ma fille, sache que si l’on additionne toutes les plaintes, les récriminations, et les attentes du peuple camerounais, formulées par des hommes et des femmes venant de tous les milieux, le total équivaut à demander l’abolition de la république telle qu’elle existe sous sa forme actuelle. En d’autres termes, le résultat de l’addition est bien une révolution. Le mot est lancé. Donner consistance à l’exigence d’un changement radical est un devoir historique et républicain, et se tenir à l’écart de ce devoir ou être un frein à sa réalisation doit être considéré comme un crime majeur. Pour les avoir longuement observé, les révolutions obéissent à certaines lois dont les premières sont la solidarité avec le peuple, la haine intransigeante de l’ennemi du peuple, et le devoir de défendre ce peuple jusqu’à la mort s’il le faut. La réactivation du projet nationaliste, de l’idéal nationaliste, doit revêtir pour toi, ma fille, un caractère impératif. Soit convaincue que la cause révolutionnaire, les idées révolutionnaires, le sentiment révolutionnaire, les objectifs révolutionnaires, sont les seuls outils capables de rompre définitivement avec les démons que le colonialisme a semés dans notre pays, à savoir l’individualisme, l’égoïsme, l’immoralisme et les privilèges.

La réhabilitation de ce projet passe par une conscience politique renouvelée et une reconversion des mentalités. Tu dois demeurer cohérente, dans la vérité, toujours. Tu ne chanteras plus cet hymne national dont le principal défaut semble le manque de clarté, tu ne salueras plus ce drapeau, symbole de l’imposture et du mépris colonialiste, désormais ta devise sera : « Ici, c’est le peuple qui gouverne ». Maintenant, tu dois savoir que toute l’activité des partis politiques en service au Cameroun est une activité de type électoraliste, une somme de mimodrames intellectualistes qui tente de décrire l’existant. Leur objectif n’est pas le renversement radical du système qui t’oppresse, mais de lui dire bien révérencieusement : « Partageons mieux le pouvoir ! ».

Comme le disait Ernesto Guevara Che : « les véritables capacités d’un révolutionnaire se mesurent à son habilité à trouver des tactiques révolutionnaires adéquates pour chaque changement de situation ». Aujourd’hui, la situation au Cameroun n’est plus celle de 1958, c’est pourquoi il est important de faire la lumière autour des possibilités effectives dont le peuple dispose pour se libérer par des moyens novateurs et irréversibles. Mais lutter uniquement, comme le font les partis politiques actuellement en service, pour obtenir la restauration d’une certaine légalité bourgeoise, sans se poser le problème de la révolution, le problème de la prise de pouvoir révolutionnaire, nous prépare, une fois ce pouvoir acquis, à un retour programmé vers ce vieux monde de privilèges et d’iniquité dont la majorité des Camerounais ne veut plus entendre parler. Il ne faut pas avoir peur de la violence dans l’accouchement du monde auquel tu aspires. Mais cette violence, qui est une réponse à une violence encore plus grande, doit également être un appel à la construction. Observe qu’au Cameroun on a trop souvent dit qu’avec le régime actuel « au moins » on avait la paix, que c’est à lui que l’on devait cette paix ! Mais de quelle paix s’agit-il ? Il faut bien qu’on nous le dise. On a la paix aussi dans un cachot ! Toutes les dictatures imposent la même paix nécessaire à l’accomplissement de leurs bassesses.

Est-ce de cette paix misérable dont on parle ? Avec la menace de la guerre, les parvenus du néo-colonialisme exercent un chantage qui passe pour un souci qu’ils se font du sort du Cameroun et des Camerounais. Cela se serait su si semblable préoccupation faisait partie de leur projet. La réponse juste face à de tels discours hypocrites est de ne pas avoir peur de la guerre. Il faut que l’oppresseur, l’usurpateur, entende les cris du peuple, les gémissements du peuple, la colère du peuple, lui qui aime le silence, le nébuleux, le mensonge, il faut qu’il les entende tous les jours, dans son sommeil comme dans son éveil, et qu’il voit errer autour de lui les ombres pâles des hommes, des femmes, et des enfants, vidées du sang dont il s’abreuve. Puis, une fois la nuit tombée, lorsqu’il se rend dans ces lieux secrets où règne l’esprit de Satan, qu’il sente sur sa chair l’attouchement de la mort et qu’il en tremble ! Céline ! Souviens-toi de celui qui, en mourant, a eu une dernière pensée pour toi. Il était triste, mais il avait vaincu. Parce qu’il t’aimait, parce qu’il te voulait grande, heureuse, libre, et indépendante, parce qu’il avait pour toi de nobles desseins, ceux qui te trahissent l’ont jeté dans le cachot des sans-tombe. Ils ont détruit le corps, mais l’âme est immortelle, la vérité vient la libérer ! Son jour approche, il est tout près. Céline ! Souviens-toi que cette nation est une terre bénie, lavée du sang des martyrs. De limpides horizons t’attendent. Une nouvelle époque est à naître. L’avenir appartient au peuple parce que l’avenir apportera la justice. Et lorsque tes ennemis tentent de rendre la possibilité de leur chute très lointaine, lève les yeux vers le ciel et tu verras, éclatants dans la lumière divine, les martyrs qui sourient. Leur sang t’a libéré, tu es déjà victorieuse !

Rédigé par Tom Alexandre Bell. 15.05.2007

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